La vie, ça s’écrit comment?

« Si on ouvrait les gens, on trouverait des paysages.
Moi si on m’ouvrait, on trouverait des plages. »

(Agnès Varda, 2009)

Ce samedi matin les livres avaient envahi les quais de Morges. Nous étions tous lecteurs ou lectrices et, parmi nous, il y avait des auteur.e.s qui signeraient avec septembre des dédicaces sur les premières pages, pleines de vide encore, au début de leur livre. Cela sentait la rentrée littéraire mais surtout l’été qui ne veut pas finir, le plaisir des glaces et de la fête.

Se raconter

Un peu à l’écart, du côté de la gare, j’avais rendez-vous avec un ami cher qui souvent m’a ouvert des chemins, en me partageant ses lectures et ses pages d’écriture. Mais ce samedi matin, nous étions très peu littéraires ; nous étions collés aux événements de nos vies dont nous faisions le récit, afin que l’autre puisse à peu près nous rejoindre où nous étions un instant arrivés. Comme toujours avec cet ami, la parole se délie facilement, profonde et ajustée, authentique. Chacun de nous s’applique à ne pas trahir en l’énonçant sa vérité. C’est chose rare, c’est chose précieuse que ces moments partagés, où ensemble nous y voyons peut-être un peu plus clair dans le brouillon de nos vies. Et puis la discussion après que nous nous sommes quittés nous travaille de l’intérieur. Les paroles de l’autre résonnent et changent les perspectives, on a le sentiment qu’on pourrait recommencer à se raconter en déroulant un autre fil.

Au-delà de la souffrance

Pris comme nous le sommes dans le mouvement de la vie, nous manquons souvent de temps, de recul, de compréhension, pour pouvoir donner un sens à ce qui croise notre chemin, nous bouscule, nous bouleverse. On n’ouvre pas si facilement le livre d’une vie. Et si on l’ouvrait, saurions-nous le lire ? Saurions-nous voir au-delà des pages sombres – celles de nos souffrances, de nos blessures, de nos peurs – les paysages qui nous composent ? Certains s’y essayent seuls, ils sont peu nombreux ; la nuit, ils écrivent des soleils et raccommodent en eux ce que la vie a déchiré[1]. D’autres se contentent des brouillons et des esquisses que l’écoute d’un ami un moment illumine. C’est déjà beaucoup. C’est parfois suffisant pour se délester de quelques lourdeurs, pour que la mémoire reste vivante et que le passé ni ne se sclérose ni ne s’enkyste en aigreur, en ressentiment, en culpabilité.

Accepter

Il faut du temps pour accepter ce que la vie a fait de nous. Il faut du temps pour oser en faire quelque chose[2]. Il faut du temps pour reconnaître les envies et les désirs de son cœur. Il faut du courage pour s’engager dans cette voie qui n’est pas la plus facile, qui n’est jamais confortable, qui nous remet en jeu aussi vulnérable qu’un nouveau-né. Il faut de la sagesse pour accepter, émotionnellement, ce qui se présente encore, qui fait mal, qui appuie là où déjà nous avons souffert, et qui pourtant est une occasion de dépasser, de transformer, d’apaiser les maux de l’enfance, ceux qui ont structuré notre inconscient et qui nous empêchent d’être pleinement heureux. Il faut de l’amour de soi, d’un autre, des proches et des lointains, pour faire de sa vie une œuvre. Nous sommes des êtres appelés à la métamorphose et nous sommes des êtres de récit, l’espèce fabulatrice[3].

Le recueil d’un récit de vie

Quand l’appel presse ou oppresse, quand il n’est plus possible de l’ignorer, quand nos résistances tombent devant la nécessité de faire histoire, alors un autre livre peut naître. Celui-ci est co-création. Il remonte le temps, revisite le parcours d’une vie au crible de la conscience présente. Dans l’écoute, le partage et les résonances avec un tiers[4], incidemment la représentation du passé change. Ce qui longtemps était resté hors champ, tout à coup prend du relief et modifie notre point de vue. La vue nous est rendue sur les angles morts de quelques-uns de nos souvenirs. Un récit prend forme. Il y a de la reconnaissance, il y a la naissance d’une œuvre et une promesse de renaissance. Ainsi, notre impuissance à modifier ce qui a été se trouve transcendée par la force des mots écrits. Le tissage inédit des fils de notre vie, qui en recompose le sens, ouvre une brèche de lumière dans le présent. Et cette brèche suffit pour qu’émerge le paysage : plage, forêt, mer ou montagne. Quelque chose de nous devient visible, rayonne, et on ne peut plus l’ignorer. D’autres le découvrent et l’envie leur vient de chercher en eux ce qui pourrait compléter le tableau.

Des livres-chrysalides

Ces livres-là ne garniront pas les quais de Morges, ils n’ont pas pour vocation première d’être publiés. Et quand ils le sont c’est presque par accident. Ce sont des œuvres qui s’épanouissent un peu à l’écart des grandes messes littéraires. Ce sont des livres comme des gares, où les voies emmènent et ramènent ceux qui ont su partir, s’arrêter, attendre, puis donner sens ou direction nouvelle à leur vie. Fruits d’une rencontre inscrite dans le temps, ces livres-là n’ont pas la prétention de livrer le dernier mot d’une histoire de vie qui les déborde toujours. Ce sont des livres-chrysalides.

Fabienne Taric, « La vie, ça s’écrit comment? », in Itinéraires, 124, 4, 2023, pp. 7-8


[1] Boris Cyrulnik, La nuit, j’écrirai des soleils, Odile Jacob, 2019.

[2] Dans L’existentialisme est un humanisme (1946), Jean-Paul Sartre écrivait : « On peut toujours faire quelque chose de ce qu’on a fait de nous. »

[3] Nancy Huston, L’espèce fabulatrice, Actes Sud (Babel), 2010.

[4] Celui ou celle que l’on nomme praticien.ne en récits de vie, ou peut-être plus joliment recueilleur ou recueilleuse de récits de vie.