Noël en chantier

Vendredi 14 décembre, il paraît qu’ils sont allés chez le notaire.

Lundi 17 décembre c’est l’arrivée du container de chantier et de la pelle mécanique, des barrières pour la sécurité.

– Des jouets playmobil grandeur nature, elle dit à sa fille.

– Ils se sont trompés, alors… On n’a rien commandé nous!

Dans la nuit de lundi à mardi, elle rêve. Un rêve d’agression et d’intrusion. La terre est rouge, sablonneuse, comme dans une énorme carrière. Les limites des propriétés sont effacées. Il n’y a plus de chemin, ni de route d’accès. Les promoteurs et les proches des nouveaux propriétaires – P et M – sont chez elles. Leur jardin est dévasté. Quand on lance la balle au chien, elle dévale jusqu’aux pieds des machines, puis se perd dans la gueule de la bétonneuse. Elle agresse M dans la salle de bain, mais M est dans son droit, imperturbable. A côté ça parle allemand et boit des bières. Maintenant M se lave les dents dans leur salle de bain. Elle la met dehors. Rien ne l’apaise. Ils vont durer une année, les travaux…

Elle ne dort plus cette nuit-là. Dans son carnet, elle cherche son calme avec des mots. Repense à la jolie expression de son ami N: habiter les marges des feuilles comme on habite les trottoirs des villes. Dans quelles marges est-elle reléguée?

Ils vont casser le paysage, la vue sur le Lac et les Alpes. Ils vont avaler le Mont-Blanc. Il y aura un mur de vingt mètres et, pour les voitures, des couverts à toits pentus comme l’exige le règlement communal. Mais il n’y aura personne pour lui prendre à l’intérieur les couleurs du ciel découpées du relief des montagnes, ni la densité du Lac les jours d’orage. N’empêche qu’il lui faudra endurer le bruit et la poussière avant de pouvoir profiter du mur et des toits pentus!

Elle se souvient d’un livre d’enfant… C’était l’histoire d’un vieux quartier plein de charme. On y grimpait aux arbres, on y vivait des aventures improbables dans les cours des maisons décrépies. Et puis, ce fut le drame, une injustice faite à des gens qui n’avaient rien demandé et qui voyaient leur quotidien rasé au profit des grands promoteurs de la modernité. On ne parlait pas encore de densité de l’habitat, ni de mitage du territoire… C’était un autre temps et, enfant, elle pensait que ces choses-là étaient déjà arrivées une fois pour toutes.

Mardi 18 décembre, elle sent combien le dehors et le dedans, les limites et les frontières qui lui ont toujours posé problème, ressurgissent dans cette affaire. Au moment de refermer son carnet, elle comprend qu’il est peut-être temps d’habiter mieux le seul chez elle qui fonde son univers et duquel elle s’est souvent tenue dans les marges.

FT / 18.12.2018