Ombre portée

Pour Juliette

Il y a des coquelicots ce matin aux bords de la route. Des bouquets de coquelicots. Et puis des coquelicots esseulés que le vent a posés ici et là. Une haie d’honneur et de sang, comme les souvenirs vifs auxquels nous nous attachons et comme l’oubli qui perce ses hémorragies sans que nous n’en sachions rien.

Ils agitent leurs pétales et elle entre dans le mouvement, hypnotisée.

Elle a une famille dont elle ne se racontait pas l’histoire. Le vent par hasard l’avait déposée là; elle ne se demandait pas pourquoi. On ne cherche pas de sens au hasard. Mais on voit l’œuvre du vent dans un parterre de coquelicots. Elle avait fini par oublier la branche sur laquelle sa vie était perchée. Cette branche lui avait pourtant souvent paru inconfortable et elle avait rêvé d’en occuper une autre sur un arbre plus honorable, avec des ancêtres qui auraient assez aimé la terre pour y prendre racines. Elle avait même fini, à la faveur de mille tâches quotidiennes, par oublier l’inconfort de cette place qui est la sienne dans cette famille où elle est née.

Puis tu es arrivé et trop vite reparti.

Elle n’a pas eu le temps de penser la transmission, de vouloir que quelque chose de cette famille-là te soit donné en héritage. Quelque chose de beau bien sûr, ce qu’il y aurait eu de plus beau dans cette famille-là et qu’elle aurait su laisser passer jusqu’à toi.

Si elle avait eu ce temps, elle t’aurait surtout transmis l’ombre qu’alors elle ne voyait pas et dont peut-être tu n’avais pas besoin de te charger… L’ombre, tu l’as laissée toute entière pour qu’elle en extirpe des histoires.

L’attente de toi puis ton passage dans sa vie ont marqué son corps en creux jusqu’à l’âme. L’ombre portée de ses deux lignées ne l’a pas engloutie. De temps en temps en émerge un coquelicot, robe rouge autour d’un cœur noir, transfiguré; elle le regarde danser sur le côté de la route. Dans ce mouvement hypnotique, elle voit qu’il a longtemps, sous une autre forme, empêché ses propres graines de germer en semant à l’intérieur la souffrance des anciens et des parents.

Elle aime ce matin ces coquelicots qui bordent sa route, leur beauté, leur fragilité, leur légèreté, leur éclat. Elle est de leur sang et poursuit son chemin, ailleurs.

FT / 06.06.2019